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Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

©Pascal Grasset, juillet 2018.

Luchino Visconti  a toujours souhaité adapter l’œuvre de Marcel Proust, dont il est un fin connaisseur depuis sa jeunesse, voire son enfance puisqu’il a connu ce monde décrit dans la Recherche ; il racontera d’ailleurs comment s’est faite la rencontre avec l’univers proustien: « …j’étais assez jeune je crois, en 1921.22 quand la première édition de Swann est arrivée en Italie …mon père m’avait dit un jour « je suis en train de lire un livre qui m’est arrivé hier, j’ai commencé cette nuit à le lire et je suis tellement fasciné que je souffre à chaque page que je tourne parce que je pense que ça sera bientôt fini…il m’a passé le livre, c’était Du côté de chez Swann…J’étais pas seulement fasciné mais abasourdi » (interview par Henri Chapier en 1971 à Cannes » https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/luchino-visconti-raconte-sa-passion-pour-marcel-proust ).Au moment de cette interview, le projet d’adaptation est bien avancé, le scénario est écrit, les repérages sont faits, le casting presque arrêté, ce qui alimente les commérages dans la presse : en tout état de cause, ce film ne se fera pas ( d’aucuns avanceront qu’une histoire de jalousie entre acteurs en serait la raison, ce qui nous renvoie ironiquement à ce motif de la jalousie, central chez Proust), et ce projet rejoint les autres films fantômes des réalisateurs (comme le Napoléon de Kubrick)…Pour Visconti comme pour les autres, ce film toujours rêvé et jamais réalisé irriguera toute son œuvre, et nous allons tenter de voir ces influences proustiennes qui travaillent « Mort à Venise », en parcourant les lieux, l’époque, les personnages, et ce qu’on pourrait appeler le sentiment proustien revisité par le cinéaste, sans toutefois perdre de vue qu’avant tout, il s’agit de la nouvelle de Thomas Mann que Visconti adapte, mais tout comme Venise est rongée, contaminée dans le film, les réminiscences proustiennes viennent se superposer dans l’adaptation de la nouvelle.

Commençons donc par Venise, ville emblématique, à la croisée des univers viscontiens et proustiens…Certes, on pourrait objecter que Visconti est milanais, et l’on pourrait penser que la lagune vénitienne est bien éloignée de la ville de Milan sur le plan des paysages, mais ce serait oublier que l’enfance de Visconti se déroule dans un Milan qui a disparu aujourd’hui, une ville elle aussi traversée de canaux, emmitouflée dans les brouillards, comme la décrit bien Laurence Schifano dans la biographie de Visconti (« les feux de la passion », Champs contre-champs Flammarion) « l’âme de la ville », c’étaient les canaux, car, jusqu’en 1929, Milan est cousine de Venise, de Saint Pétersbourg, de toutes ces villes qui se mirent dans l’eau mouvante » (p.14) .   

Cet extrait d’ « Albertine disparue » n’est pas sans évoquer la scène du film au cours de laquelle Gustav Von Aschenbach suit la famille de Tadzio à travers l’entrelacs de ruelles, de ponts et de places lorsque la troupe rentre de  la messe. Dans les instants qui précèdent, la caméra suit un instant la mère de Tadzio, habillée de blanc mais Von Ashenbach suit le groupe emmené par la gouvernante habillée de noir

« Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.
Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s’il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d’une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s’étendait devant moi entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C’était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu’il n’est allé qu’en rêve.  Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour l’égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j’allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. A ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l’apparence d’une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n’y a pas entre le souvenir d’un rêve et le souvenir d’une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n’était pas pendant mon sommeil que s’était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée de palais romantiques à la méditation prolongée du clair de lune. Marcel Proust (1871-1922), À la Recherche du temps perdu, Albertine disparue, chap. III, 1925

Dans le film, la séquence semble se terminer sur une place où Aschenbach (« ruisseau de cendres ») interroge en vain un vendeur de souvenir à propos de l’odeur qui règne dans la ville (celle du désinfectant, du blanc de chaux dont on recouvre les pierres de Venise, tout comme le visage d’Ashenbach sera blanchi par le coiffeur pour conjurer la décomposition et la mort) [1h21], on notera qu’on retrouve  pratiquement la même situation dans Senso, lorsque l’officier autrichien (Mahler, comme Gustav) suit la comtesse, avec cette différence que cette scène est nocturne, tandis que  celle-ci a été tournée « entre chien et loup », comme nous l’apprend le documentaire présent dans le dvd ( la scène est tournée une dizaine de fois, et la prise qui sera conservée au montage est celle de 18h), mais la temporalité est brisée, et l’on retrouve le compositeur arrêté, figé [à 1h42], à la gauche d’un puits vénitien un homme est adossé tandis que partout on a allumé des feux qui obscurcissent l’atmosphère, la mort continue son œuvre, le noir a succédé au blanc, comme le personnage avait choisi de suivre le chapeau noir de la gouvernante plutôt que le blanc de la comtesse polonaise, ce jeu de va et vient constant et de l’ambivalence est présent de façon prégnante lors des scènes de « poursuite » . A la fin de la séquence, la troupe s’est égarée dans le dédale des ruelles, la poursuite épuise Ashenbach, qui souffre du cœur, et il s’échoue  contre un puits vénitien,  rejoignant la position de cet homme adossé vu au début, à la droite du puits par un effet de miroir (tout comme l’eau au début de la séquence avait renvoyé le reflet de la troupe cheminant dans les ruelles)…on attend ici la mort du personnage, qui éclate d’un rire tragique, et qui refuse de s’en aller à ce moment là, dans l’indifférence des hommes et du monde…il faut que sa mort soit davantage apollinienne, comme une apothéose. Ce motif de l’errance vénitienne est expérimenté par Visconti lui-même, lorsqu’il prépare mort à Venise, et nul doute que de nombreuses pages proustiennes lui reviennent alors en mémoire quand il sillonne les canaux

 

 

 

Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

Cette vision d’une Venise au bord de la mort, c’est bien celle du narrateur de la Recherche, qui écrit : « Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L’heure du train s’avançait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu’elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m’étaient devenues étrangères. Je n’avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. (VI, 167). Pour Marcel, Venise n’existe plus sans celle qu’il aime inconditionnellement, sa mère, tout comme sans Tadzio, elle n’a plus le même attrait pour Gustav.

D’autres lieux aux confluents des univers proustiens et Viscontiens sont présents dans le film : il s’agit du Lido et du Grand Hôtel des bains, qui ne sont pas sans rappeler le Balbec des jeunes filles en fleurs. Dans le projet d’adaptation, c’était d’ailleurs les villes de Cabourg et de Trouville qui avait été choisies par Visconti pour figurer Balbec, et notamment l’hôtel et le casino, dont on sait qu’elles sont les nucleus de Balbec, l’atmosphère des bains de mer de la Belle Epoque est tout à fait restituée, et certains plans rappellent aussi les toiles de Monet ou de Boudin (qui sont des modèles d’Elstir).   

Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

Dans les séquences de « bains de mer », Visconti montre bien le cosmopolitisme de cette société d’avant guerre, dans laquelle un compositeur allemand comme Aschenbach peut côtoyer un groupe de russes, de polonais, de français (voir à ce sujet la séquence de la minute 39 à 47)…société vouée à disparaître, monde voué à la mort, lorsqu’il se précipitera dans la première guerre mondiale, par le jeu des alliances de cette Europe encore empreinte des liens de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, Europe château de sable, comme celui que bâtissent les enfants sur cette plage du Lido…

Cette image permet bien de comprendre le processus choisi par Visconti pour « adapter » la Recherche, par le biais d’images construites, des équivalences symboliques du propos ou de la pensée proustienne, comme il le prévoit lui-même lorsqu’il répond aux questions de Michel Ciment et de Jean Paul Török : «  Je ne dois pas faire une transposition littéraire, évidemment(…), il y aura des choses qui se perdront, sûrement une espèce de musicalité proustienne. Mais, en échange, je crois pouvoir, avec une image, pénétrer dans cette espèce de labyrinthe profond de Proust, pour vous expliquer un sentiment, une position, une attitude, une tristesse, un moment de jalousie(…) j’userai de tout ce qui est possible pour rester fidèle au sentiment proustien, pas au style. » .

Par le biais des images, mais aussi du langage cinématographique, des techniques permises par le cinéma, notamment « le zoom, qui devient le type d’objectif privilégié, car il permet une synthèse entre réalisme et esthétisme. Comme l’œil qui sélectionne et fait le point à partir d’un centre optique bien localisé, le zoom a pour fonction d’approcher les formes des objets, du regard de celui qui les perçoit pour la première fois. » « Metafore della visione in Morte a Venezia », p. 146, article de Gaetana Marrone Puglia in Studi viscontiani, a cura di David Bruni e Veronica Pravadelli, Marsilio, 1997.

Ce regard camera se combine parfois à des panoramiques, mimant par là le regard de Gustav, à la recherche de la beauté derrière les choses, et l’on sait que Visconti était attentif au moindre détail qui apparaîtrait sur l’écran, qu’il a pris plaisir à reconstituer le « modern style » de l’hôtel des bains, notamment la salle de restaurant, où pour la première fois, Ashenbach voit Tadzio. On notera que dans cette scène, les couleurs chatoient, les tenues aussi bien que les objets ont des couleurs saturées, et qu’à plusieurs reprises la caméra filme un paravent de verre, devant lequel le visage de Tadzio se distingue par son immobilité et son expression en accord avec la musique intra diégétique jouée par l’orchestre à ce moment là, contrairement aux autres personnages qui semblent ne pas l’entendre ou en tenir compte. Peut-être faut-il voir ici une cause qui motivera l’élection de Tadzio par le compositeur comme objet de désir, un idéal de beauté, plastique mais aussi musical.

Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

Déjà présente dans Jean Santeuil, et récurrente dans la Recherche, la lanterne magique et ses lumineuses projections occupent une place privilégiée dans le monde visuel de Proust. Elle fut pour Marcel enfant l'alliée de l'étape difficile du coucher : "On avait bien inventé pour me distraire, les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait la lampe ; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores où les légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané." (Recherche,I,9).
Plus qu'un simple jeu enfantin, les tableaux transparents de la lanterne magique exercèrent une véritable fascination sur Proust, relayée entre autres par son goût des vitraux. Les effets d'irisation mènent à la vision prismatique des toiles impressionnistes auxquels il fut sensible.

On voit que l’apparition des personnages dans le film est indissociable du fond sur lequel ils se détachent…Bien sûr, de nombreux critiques ont montré comment Von Aschenbach est déjà un mort en sursis lorsqu’il arrive à Venise, la séquence de l’arrivéedu bateau dans la lagune est un Turner en mouvement (peintre connu de Proust notamment par Ruskin) http://expositions.bnf.fr/proust/grand/210.htm, la valise tient davantage du cercueil que du viatique, et on renverra à ce sujet à l’analyse de Suzanne Liandrat-Guigues présente dans l’édition collector du DVD. Mais les personnages semblent aussi être des personnages de la Recherche : en effet, Aschenbach est un Charlus à part entière, il en est physiquement l’incarnation : « Je tournai la tête, et j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention. (…) Il lança sur moi une suprême œillade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde comme un dernier coup que l’on tire avant de prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne, il se tourna vers une affiche dans la lecture de laquelle il s’absorba (…), abaissa sur ses yeux un canotier de paille noire » Recherche du temps perdu, tome II, p. 110-11

Florence Colombiani a bien analysé ce que Von Aschenbach doit à Charlus : « Visconti va jusqu’à mettre en présence son personnage et un « excellent fantoche » charlusien dans la première scène du film. Aschenbach est sur un bateau, l’Esmeralda, qui l’amène au Lido. Jusqu’ici, il n’y a pas eu de dialogues, seulement la musique de Mahler sur des plans de l’eau frémissante de la lagune, des gondoles qui passent au loin, et des gros plans de son visage. C’est alors qu’intervient un étrange passager de l’embarcation, tout de blanc vêtu, au maquillage excessif, un être grotesque, outrageusement efféminé. Il prend pour cible Aschenbach, l’interpelle comme s’il voyait en lui un double. Il éclate ensuite d’un rire qui terrifie personnage et spectateur, le rire de celui qui sait quelle sera la métamorphose à venir. Proust, parlant de la « race maudite des invertis » au début de Sodome et Gomorrhe, écrit :

« Et il faut avouer que, chez certains de ces nouveaux venus, la femme n’est pas seulement intérieurement unie à l’homme, mais hideusement visible, agités qu’ils sont dans un spasme d’hystérique, par un rire aigu qui convulse leurs genoux et leurs mains. »

Le dernier tiers du film est introduit par cette transformation d’Aschenbach. Un coiffeur qui reste presque invisible noircit ses cheveux et sa moustache, poudre sa peau, rosit ses lèvres, maquille ses yeux. La scène se conclut par un gros plan de ce visage dans le miroir, puis par son reflet dans une flaque d’eau, tandis que le musicien guette sa proie, Tadzio.

Cette scène est celle d’une double transformation, car Charlus s’y empare littéralement du visage et du corps d’Aschenbach, jusqu’à vampiriser le personnage de Thomas Mann. Voyons-le dans Sodome et Gomorrhe :« Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisait paraître plus gros, en marche et se dandinant, balançant un ventre qui bedonnait et un derrière presque symbolique, la cruauté du grand jour décomposait, sur les lèvres, en fard, en poudre de riz fixée par le cold cream sur le bout du nez, en noir sur les moustaches teintes dont la couleur d’ébène contrastait avec les cheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût semblé l’animation du teint chez un être encore jeune. »

Visconti utilise très habilement cette « cruauté du grand jour » dans les scènes où son héros suit Tadzio dans Venise, ou encore dans la scène finale, sur la plage baignée d’un soleil aveuglant, et, a contrario, lorsque le reflet du visage dans l’eau apparaît avec « l’animation du teint » d’un « être encore jeune », en cruelle contradiction avec la réalité. L’on assiste alors réellement à la décomposition du personnage, tout proche de la mort. Le personnage acquiert, dès La Prisonnière chez Proust, et à la fin de Mort à Venise, une dimension intensément pathétique, du fait de ce corps, qui, n’aspirant qu’à la beauté, est envahi par la laideur et le ridicule. La scène finale du film joue sur le contraste entre un Tadzio rayonnant, baigné de soleil, debout devant la mer, et Aschenbach en costume blanc et le visage fardé. Il est devenu l’étrange personnage du début du film, le passager de l’Esmeralda. La métamorphose est bien celle que décrit le narrateur dans La Prisonnière :« Le baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses joues poudrederizées, le faisait ressembler à un grand inquisiteur peint par Le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l’air d’un prêtre interdit, les diverses compromissions auxquelles l’avait obligé la nécessité d’exercer son goût et d’en protéger le secret, ayant eu pour effet d’amener à la surface du visage précisément ce que le baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la déchéance morale. Celle-ci en effet, quelle qu’en soit la cause, se lit aisément sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux, aussi physiquement que s’y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie de foie ou les répugnantes rougeurs dans les joues, ou mieux les bajoues dans ce visage fardé (…). »

Ce portrait du baron donne à voir ses profondes affinités avec Aschenbach [et Ludwig]. Le vice de l’inversion finit par se lire sur le visage et est lié de façon étroite à une maladie infamante : « une maladie de foie », « les répugnantes rougeurs dans les joues », écrit Proust avec un dégoût d’une rare violence, tout comme Visconti filme son Aschenbach tordu par la douleur. La durée particulièrement longue de Ludwig permet un travail sur le temps et les métamorphoses qu’il inflige au corps. Il y a loin, en effet, du jeune homme resplendissant couronné au début du film, au fantôme décharné, aux dents noires et au regard halluciné des dernières séquences. Cette convergence de deux des « films allemands » de Visconti vers la Recherche est ainsi commentée par Guido Aristarco dans son article « La trilogie allemande » : « Il semble que, dans Mort à Venise, le sujet ne soit pas celui du court roman de Mann ; le parallélisme entre décadence de la société et décadence de l’art (…). L’angoisse de Proust de mourir avant de finir son œuvre monumentale, et l’exploration, qui tient de la confession, d’un amour qui n’ose dire son nom – éléments essentiels de la Recherche – constituent l’une des principales raisons pour lesquelles Mort à Venise est une préface au film suivant, le grand Ludwig, plus superbe encore » ; « Comme Charlus, Aschenbach [et Ludwig] sont des artistes manqués, auxquels fait défaut la puissance du véritable créateur. Les flashs-back nous apprennent que le musicien a subi de graves échecs artistiques. Ainsi, juste après le moment où Aschenbach, après avoir suivi Tadzio, s’écroule contre un puits et rit amèrement de lui-même, un souvenir l’assaille et nous le voyons après un concert. Un ami, Alfred, lui dit : « Ta musique est mort-née et tu es démasqué (…) Plus rien ne te retient d’aller dans ta tombe avec ta musique (…), rien au monde n’est si impur que l’impureté de la vieillesse. » L’on voit donc combien la misère de la vieillesse – qu’Aschenbach comme Charlus cherchent à couvrir de maquillage et que Proust et Visconti montrent impitoyablement – est liée à la stérilité du travail artistique. Nombreux sont les passages où le narrateur exprime ses regrets que Charlus n’écrive pas, alors même que ses récits mondains « étaient animés de beaucoup de vie » et qu’il « parl(ait) en artiste ». Plus loin, il affirme : « Je crois que si M. de Charlus eût tâté de la prose, et pour commencer sur ces sujets artistiques qu’il connaissait bien, le feu eût jailli, l’éclair eût brillé, et que l’homme du monde fût devenu maître écrivain ». Charlus rejoint Swann en cela qu’il est un artiste manqué, chez qui les vicissitudes de la vie, les amours tristes, les amitiés trop légères ne mènent pas à la création. Aschenbach fait partie, lui, de cette même famille des artistes ratés, où l’on retrouve Ludwig, qui construit des châteaux à défaut de pouvoir composer comme Wagner, son idole. Il y a aussi le Gianni (Jean Sorel) de Sandra qui écrit un roman autobiographique – « des souvenirs de mon adolescence » –, et évoque les étranges mécanismes de la mémoire, « le souvenir soudain d’un bruit, d’une voix », mais dont l’œuvre sera détruite par Sandra et qui se suicidera. Seule, à la fin de Mort à Venise, la trajectoire d’Aschenbach se rapproche davantage de celle d’un véritable artiste. Tout comme la Vue de Delft fait entrer Bergotte dans une dimension supérieure de l’art : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » De même, lorsque Aschenbach arrive à l’hôtel des Bains, il est dans une impasse artistique. L’apparition de Tadzio va lui permettre de retrouver le sens de la création. On ne le voit composer qu’une fois : tandis qu’il contemple le jeune garçon qui joue avec une orange, le visage un peu sali par la boue. Au moment de mourir, il prend conscience, comme Bergotte, de ce qu’est cette Beauté qu’il a cherchée jusque-là sans grand succès et dans la douleur. « Dans la vision de Tadzio, se réalise la symbiose entre art et vie », écrit Gaetana Marrone Puglia. Et Giovanni Macchia commente ainsi la mort de Bergotte : Proust « a voulu faire tomber son Bergotte devant ce tableau qu’il aimait depuis si longtemps, un tableau de son peintre favori, en fondant les plus exacts résultats de l’observation (…) et le pressentiment pleinement physique de la mort ; le détail du tableau (« le petit pan de mur ») et un sentiment invincible d’attirance vers le néant, jusqu’à ce que ce détail, fragment d’une beauté éternelle, équilibrant le poids de la vie même de l’écrivain et l’immobilisant, l’absorbe dans le souffle de la mort ». Faut-il rappeler qu’Aschenbach meurt en voulant répondre à l’appel de Tadzio qui se tourne vers la mer : il tente de se lever de sa chaise, tend la main, puis s’écroule. Le « fragment d’une beauté éternelle » l’a attiré, de façon « invincible », et l’a précipité dans le néant. Mort à Venise est aussi l’histoire d’un parcours artistique, ce qui fait de Tadzio bien plus qu’un simple éphèbe tentateur, et qui rapproche davantage encore le film de l’univers de la Recherche ». Plus loin, concernant l’usage du zoom, on peut lire aussi  « au début de Sodome et Gomorrhe, le narrateur observe le baron de Charlus :

« À ce moment où il ne se croyait regardé par personne, les paupières baissées contre le soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette tension, amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient chez lui l’animation de la causerie et la force de la volonté. (…) Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque chose de si affectueux et de si désarmé, que je ne pus m’empêcher de penser combien M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoir regardé ; car ce à quoi (…) il me faisait penser, c’était à une femme ! »

Ce que donne à voir le cinéma de Visconti, qui traque les visages au plus près, ce sont bien ces miraculeux moments d’abandon, des moments où le personnage ne se croit « regardé par personne », où son visage « au repos et comme au naturel » révèle la vérité profonde de l’être. C’est Gustav von Aschenbach, dans Mort à Venise, dont la caméra révèle « le désir inconnu, acharné, rétif, indomptable » tandis qu’il contemple Tadzio. On apprend à ce sujet dans les bonus du dvd ce que la scène déjà évoquée lorsque Aschenbach s’écroule contre un puits vénitien doit au jeu de l’acteur Dirk Bogarde : dans le script, le compositeur devait fondre en pleurs et non pas rire, Visconti garde cette interprétation (improvisation) qu’il juge sans doute plus proche du « sentiment proustien » qu’il recherche déjà plus ou moins consciemment. Ashenbach refuse cette mort nihiliste, et son rire est un refus d’une mort vouée au néant.

D’autres personnages du film sont chargés d’une aura proustienne, notamment la mère de Tadzio, dont les tenues ne sont pas sans évoquer les robes de Fortuny que porte Mme Swann, les fleurs mauves dont elle est nimbée rappellent le portrait de Mme Swann traversant le bois de Boulogne « ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté », Laurence Schivano fait aussi un parallèle avec la propre mère de Visconti. On sait également de quelle manière le directeur de l’hôtel dans le film emprunte au personnage du directeur de l’hôtel de Balbec , de l’aveu même de Visconti : » je voulais faire un personnage plutôt onctueux qui donnât une impression de fausseté et d’ambiguïté (..) qui rappelle le directeur de l’hôtel de Balbec ».

Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.
Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

Les réminiscences proustiennes à l’œuvre dans Mort à Venise ont aussi à voir avec le surgissement du souvenir : c’est bien la Lettre à Elise que joue Tadzio qui enclenche le flash back de la jeune prostituée (jouant le même morceau, et prénommée  Esmeralda, comme le bateau du début du film), c’est le geste rêvé du compositeur caressant le front du garçon qui enclenche la scène où Aschenbach et sa femme pleure la mort de leur fille,  nul dialogue , nul artifice de mise en scène ne viendront expliquer au spectateur ce surgissement du passé dans le présent de référence, c’est bien là l’équivalent du surgissement du souvenir , motif central de la Recherche, tout en le liant aux techniques du point de vue propre au cinéma de Visconti (usage particulier du zoom, que quelques critiques lui ont reproché parfois sans en comprendre la « nécessité » et n’y voyant que du « maniérisme) et révélation artistique : là où Thomas Mann ne voyait que la décadence d’une société, d’un monde en train de finir, Visconti ajoute à la nouvelle cette dimension rédemptrice empruntée à Proust, qui fait de la mort d’Ashenbach un mort presque joyeuse, une âme est conduite par un Gadzio ange psychopompe (avec ce visage à la Michel Ange), tout autant que la posture d’un Ephèbe conduisant l’artiste vers un idéal platonicien.

Réminiscences proustiennes dans « Mort à Venise » de Luchino Visconti.

La présence de l’appareil photographique relève là encore du sentiment proustien, il pourrait représenter ce monde qui finit, ce 19ème siècle qui aura perduré quelques temps encore au 20ème, or cette image est en mouvement, animée, filmée par Visconti qui pourrait s’écrier comme Rimbaud, « elle est retrouvée…Quoi ? l’Eternité » et, si Visconti renonce à faire une transposition littéraire, il nous propose un tableau doré, noir et or, qui laisse entendre les sonorités du « temps retrouvé ».

L'Éternité

Elle est retrouvée.

Quoi ? - L'Éternité.

C'est la mer allée

Avec le soleil.

Âme sentinelle

Murmurons l'aveu

De la nuit si nulle

Et du jour en feu.

Des humains suffrages,

Des communs élans

Là tu te dégages

Et voles selon.

Puisque de vous seules,

Braises de satin,

Le Devoir s'exhale

Sans qu'on dise : enfin.

Là pas d'espérance,

Nul orietur.

Science avec patience,

Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.

Quoi ? - L'Éternité.

C'est la mer allée

Avec le soleil.

A.Rimbaud, Vers Nouveaux, Mai 1872.

SOURCES :

 Florence Colombiani, Proust-Visconti, Histoire d’une affinité elective. Edition Philippe Rey.

Laurence Schiaffano « les feux de la passion », Champs contre-champs Flammarion

Mort à Venise, dvd collector (2 disques) warner home edition.

Proust, l’écriture et les arts, site de la BNF, expositions. Gallica. http://expositions.bnf.fr/proust/

À lire aussi: http://interligne.over-blog.com/article-proust-et-venise-108353066.html

A écouter : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/luchino-visconti-raconte-sa-passion-pour-marcel-proust

©Pascal Grasset, juillet 2018.